Recto
16 Novembre 1914
Chère femme, oncle, parents et frères
Je vous écris encore de l’infirmerie que je n’ai pas
encore quitté aujourd’hui. Je me porte très bien
et je vous en souhaite à tous autant. Je
viens de recevoir votre lettre du 6 novembre qui
me donne de bonnes nouvelles de vous tous que
j’aime. J’ai aussi reçu votre colis et je vous en
remerci beaucoup : il contenait 2 fromages,
du chocolat un couteau une boîte de [..]
2 saucissons un crayon et encore deux savons
j’en aurai je l’espère pour un moment, j’ai
ce qu’il me faut. Je suis heureux d’apprendre que
mon gentil petit Zizou se porte bien et que sont ba
bil devient de plus en plus intéressant et qu’elle
est de plus en plus agile et souple. Comme je
serais heureux le jour où je pourrais l’embrasser et
l’entendre m’appeler papa ; comme le temps me
dure. C’est bien long cette guerre ; chère femme
Centre gauche
je m’ennuie beaucoup loin de toi et de notre enfant
et quand j’aurai la joie de vous revoir ce sera
certe le plus beau jour de ma vie. Quand je pense
qu’avant la guerre on se plaignait parfois, qu’elle
terrible leçon pour l’ouvrier et la politique. Tu
me dis que tu as été chez ma patronne et qu’ils
était contents de savoir de mes nouvelles, si tu
la revois tu lui diras bien des choses de ma
part. Ma femme : ton frère est porté disparu
me dis tu, il y a donc beaucoup de chances
pour qu’il soit prisonnier, donc il n’y a pas de
mauvais sang à se faire, il doit être à l’abri
et un de ces jours vous apprendrez de ses nou
velles. Pour mon cousin Clair ses lettres ce
sont sans doute égarées et ma cousine les recevra
avec beaucoup de retard ; vous lui ferez parvenir
bien le bonjour de ma part.
Cher oncle ton neveu qui t’aime et
pense à toi t’envoi ses meilleurs souhaits
Centre droit
de santé et de tranquilité j’espère que
tu ne ressent plus de douleur. Je te remer
ci encore pour ce que tu m’as envoyé et ce
que tu me promets, il suffit que je deman
de quelque chose pour que tout de suite vous
fassiez le nécessaire pour me le faire parvenir.
Encore une fois merci. J’espère que mon
père ne tousse pas trop et que ma mère
vas aussi bien que possible, que rien
ne les contrarie. Quant à maitre Joanny
il le faudrait quelques jours avec moi
à mener la vie des bois face à l’ennemi et
toujours sur le qui vive, prêt à tout atta
que : çà lui ferait du bien et lui donnerait
un peu de caractère car il en manque tota
lement. J’attend toujours des nouvelles
du Louis, depuis qu’il m’a fait savoir
qu’il allait du coté d’Arras, je n’ai plus
rien reçu, j’espère qu’il m’en enverra
Verso
de bonnes. Bien le bonjours à tous les
amis. J’attend impatiemment la fin qui
me permettra de vous rejoindre et de reprendre
ma place dans ma petite famille. Quand je
pense à mon Zizou, ce que j’ai de plus cher
au monde, mon calme m’abandonne et je
suis obligé de m’essuyer les yeux. Enfin,
Courage et patience, attendons la fin et
après cette terrible épreuve nous aurons bien
le droit d’être heureux. Au revoir donc
et au plus tôt possible.
Votre fils, mari, fils, filleul et frères
qui vous aime et pense à vous.
J’embrasse bien fort ma femme et
mon petit Zizou que vous caresserez
pour son papa qui est souvent bien
triste de ne pas la voir.
Simon Collay
Je n’ai pas vu le vaguemestre pour le
mandat
………………………………………………….
Simon, comme tous les autres, est parti depuis un peu plus de cent jours, et il trouve la guerre longue…. Ses lettres respectent les consignes : pas de lieux, pas d’action, on peut se demander si le pays est en guerre… Il n’y a eu, depuis le début, qu’une allusion à des obus, sinon rien. Il s’inquiète de la santé de ses proches et donne de ses nouvelles. Curieusement, ce 16 novembre, il est à l’infirmerie mais est en très bonne santé. Peut-être que les lettres manquantes nous auraient donné des explications….
C’est la deuxième fois qu’il fait allusion « au Louis ». Qui est-ce ? Frère ? Parent ? De la même manière, il le situe du coté d’Arras. Lui-même, on ne sait où il est. Nous sommes sur la piste de cet homme.
De manière encore plus étonnante, alors qu’il est au cœur des combats, il en parle peu. Il essaie même d’être rassurant sur le manque de nouvelles du frère de Jeanne : il a appris d’une lettre récente qu’il est porté disparu mais écrit : « Il y a beaucoup de chance pour qu’il soit prisonnier, donc il n’y a pas de mauvais sang à se faire ».
Il s’agit d’Etienne, qui a 27 ans en 1914 (classe 1907), quatre de plus que Jeanne. On le retrouve dans l’état civil de Moingt.
Il apparait dans « Mémoire des hommes » et a été porté disparu le 27 septembre (déjà un mois et demi par rapport à la lettre…) dans le secteur de Loupmont, dans la Meuse. Son régiment participe à trois attaques successives les 27 et 28 septembre, pour reprendre des points d’appuis tenus par l’ennemi. C’est un échec et les pertes sont importantes : 2 officiers, 23 hommes de troupes tués, 168 blessés et 90 disparus[1]. Il sera déclaré décédé le 8 décembre 1916 et l’acte retranscrit en mairie le 21 janvier 1917.
On imagine l’inquiétude de la famille, sans lettres et avec la lâcheté administrative qui recule l’annonce officielle. On sait que, devant l’hécatombe des premiers mois, l’Etat major retardait au maximum la déclaration aux familles. Le corps n’a sans doute pas été retrouvé et on pouvait « jouer » avec l’espoir que le soldat avait pu être fait prisonnier ; ici, on le voit, c’est Simon qui, paradoxalement, relaie le processus. On peut se demander comment la famille a été avertie de la « disparition » : avis officiel ? Courrier d’un ami ?
Les lettres qui n’arrivaient plus étaient un indicateur efficace de disparition, générateur de terribles inquiétudes. Le facteur, on l’imagine, devait être très guetté. Les lettres peuvent avoir un contenu insignifiant, répétitif, on le constate à leur lecture, l’essentiel est qu’elles existent : elles sont signe de vie.
[1] Mémoire des hommes, journal de marche du 6ème régiment d’infanterie coloniale,1er volume, page 16
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