Recto
21 Novembre 1914
Chère femme, parents, oncles et frères.
Je viens de recevoir à l’instant votre lettre du 10
novembre qui me donne de bonne nouvelles de toute
la famille. Je vous ai écris hier que je me portais
bien et que j’avais rejoint ma compagnie.
Maitre Joanny m’a envoyé une lettre datée du
12 je l’ai reçue hier soir et vous ai écris tout de suite
après. Vous me dites que vous m’avez
envoyé un autre colis qui avais encore deux
saucissons et du chocolat. Je vous ai écris que
j’avais reçu le troisième , celui-ci fera le quatri
ème et comme il me reste encore du saucisson,
du chocolat et du fromage vous pourrez atten
dre quelques jours avant de m’envoyer quelque
chose, car j’aurai le nécessaire et davantage
m’embarrasserait. Mon sac est plein. Vous avez
bien fait de m’envoyer de la poudre de Vicat
Centre gauche
ça me sera utile. Je vous écrirai de suite que j’au
rai reçu le colis.
Ma chère femme. Je suis heureux d’apprendre que
notre chère enfant ai si bien profiter. Le temps
me dure bien de vous revoir toutes les deux et de
pouvoir vous embrasser bien fort, je m’ennuie de
vivre loin de vous surtout que ça menace de durer
encore bien longtemps, j’attend impatiem
ment la fin et ne me résout que difficilement à
vivre ainsi séparé de ceux que j’aime et qui
m’aiment. Quand je pense aux jours si heureux
que nous avons eu ensemble je ne puis m’em
pêcher d’avoir le cœur gros et à désirer vive
ment la paix enfin de reprendre notre vie tran
quille que cette maudite guerre a interrompue
si brusquement. J’essaie bien de prendre patience
mais je n’y parvient que difficilement. Atten
dre toujours attendre, ça fini par lasser.
Ma femme n’oubli pas de m’écrire de longues
Centre droit
lettres, tu sais combien je t’aime toi et notre
enfant et du dois comprendre ce que je souffre
de ne point vous voir. Encore que je vous sais en
sureté, la dessus je suis tranquil. Soigne bien
notre enfant, mon espoir, ainsi que l’oncle qui
est si bon pour nous et qui n’épargne rien pour
adoucir la triste situation dans laquelle m’a
mis cette maudite guerre. Au revoir ma femme
j’attend avec impatience tes lettres, elles me
font prendre patience et adoucissent les tristes
jours qui s’écoulent si lentement. Espérons
que la chance nous favorisera et qu’à la fin on
se verra tous réunis, ton frère, le Louis et
mon cousin Clovis et comme le dis l’oncle on
trinqueras tous ensemble. Je fais des vœux pour
que ce soit le plus tôt possible. Je t’embrasse bien
fort : comme quand on allait se promener tous
les deux . Encore une fois ! Au revoir et au
plus tôt possible. Je t’aime comme l’on dois
aimer la compagne de sa vie, de ses joies et des
mauvais moments, de tout mon cœur.
Verso
Cher oncle : je suis content de te savoir en
parfaite santé, ainsi que mes parents que
je n’oubli pas, j’espère que rien ne vous contrarie
Je te remerci pour le paquet que vous m’en
voyez. J’aurais tout le nécessaire. Encore une
fois merci pout tout ce que tu fais pour nous.
Tu me dis dans ta lettre que vous avez reçu 360
réfugiés et que c’est triste à voir ; que de fois, dans
les Vosges j’ai eu les larmes en voyant des femmes
avec plusieurs enfants qui fuyaient devant leur
village incendié par les maudites brutes. Oui c’est
triste, tu ne peux mieux que moi t’en apercevoir
que de misères, que de douleurs et de souffrances et
ce n’ai pas fini. Maudit Guillaume, terrible
assassin, espérons que justice te sera faites, mais
jamais tu ne pourras payer tous tes crimes.
Au revoir cher oncle, j’attend toujours de vos nou
velles avec impatience. Bien des choses à l’oncle de
la Craze et aux amis et au plus tot d’être réunis.
Je vous embrasse tous bien fort et vous embrasserez tous
mon Zizou pour moi. Simon Collay
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La guerre dure depuis quatre mois et les lettres commencent à s’allonger : quatre pages !
La structure du texte ne change pas malgré cela : l’en tête s’adresse d’abord à Jeanne, puis à ses parents oncles et frères. Cette hiérarchie est celle de l’affection et on la retrouve à la fin de la lettre. Simon y est très attaché et la rature du 16 le montre : il a d’abord écrit « fils » mais se reprend et met « mari » en premier. N’oublions pas que ces lettres sont lues par tous les destinataires, soit en lecture « publique » à voix haute soit en faisant passer la lettre. L’intime n’existe pas dans le couple, les démonstrations d’affection sont liées par le regard des autres. Rien de nouveau pour l’époque.
La lettre du 21 marque un pas, on peut la voir triple : une première partie « collective » puis, à la fin de la première page une reprise d’en-tête : « Ma chère Jeanne » privatise en quelque sorte les lignes qui suivent et qui vont remplir les deux pages suivantes. De même, la quatrième page s’adresse à l’oncle, personne non identifiée pour l’instant mais qui reçoit beaucoup de remerciements, d’attention de la part de Simon. Cette personne semble même passer avant ses parents. Comment Jeanne a-t-elle géré le passage « privé » aux autres ? La lecture s’interrompt-elle ? La lettre change-t-elle ou non de main dans ce cas ? D’autant que ces trois parties ne sont pas divisibles. Difficile dans ce cas de s’épancher, d’avoir des débordements affectifs. La longueur de la guerre, l’allongement de l’absence répondra peut-être à ces questions. Il réclame également des lettres plus longues, une manière de passer plus de temps « avec elle ».
On constate, depuis le début, des répétitions, des longueurs… vu 100 ans plus tard cela peu présenter peu d’intérêt mais pour lui, c’est le seul dialogue avec ceux qu’il aime, avec l’arrière ; n’oublions pas, même s’il ne l’évoque jamais jusqu’à présent, qu’il peut mourir à tout moment. Le quotidien n’offre que de la monotonie mais il éprouve le besoin de le dire car chaque lettre peut être la dernière[1].
Nous l’avons constaté, il reçoit des colis de vêtement chauds, de la nourriture. On sait que le ravitaillement officiel arrive parfois en retard ou n’est pas toujours ni ragoutant ni abondant… Il a reçu 4 colis depuis le début mais point trop n’en faut : « j’aurai le nécessaire, davantage m’embarrasserait ». Il rappelle que tout est dans le sac, que celui-ci n’est pas extensible et qu’il faut le porter. Cela explique aussi, nous le verrons, qu’il renvoie les lettres de Jeanne afin qu’elles ne l’encombrent pas, il ne peut se résoudre à les jeter mais il attend d’en avoir une à garder, à lire et à relire sans doute puis il les renvoie par deux ou trois.
Dans le colis il a reçu « de la poudre Vicat ». Bien entendu, ce n’est pas un produit pour le bâtiment que nous connaissons aujourd’hui. Il s’agit en réalité d’un insecticide bien connu à l’époque. On en trouve des publicités depuis le milieu du XIXème siècle dans les journaux de la région « Le Moniteur viennois », « Le courrier de la Drome et de l’Ardèche » ou « Le républicain de la Loire » Les parents sont très réactifs puisqu’il a évoqué le problème de la vermine dans la lettre du 8 novembre. Cela nous prouve, une fois de plus, que l’état major n’a rien prévu pour contrer les bestioles, cet ennemi de l’intérieur, qui agressent nos soldats.….
[1] Voir à ce sujet : VIDAL-NAQUET, Clémentine, Couples dans la grande guerre, Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les belles lettres, novembre 2014 ainsi que les émissions La fabrique de l’Histoire de la semaine du 10 au 14 novembre 2014 sur le thème : les femmes et la grande guerre. Ecoutable pendant plusieurs mois sur le site de France Culture.
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